Dans L’Abécédaire, Deleuze répond à Claire Parnet qui a choisi cette forme, parce qu’il fallait un dispositif, un jeu. Deleuze a pris préalablement connaissance des termes associés aux lettres de l’alphabet (A comme Animal, B comme Boisson, C comme Culture…) Mais alors pourquoi choisir cette contrainte pour jouer ensemble ?
L’Abécédaire de Gilles Deleuze comporte plusieurs voix, interrogeant la difficulté à dire « je » au sens égotiste d’une pensée d’un seul individu. Pour lui, la pensée émane d’une construction de problèmes qui pousse celui qui pense à porter des voix multiples.
Comme le dit F. Garcin-Marrou : « Pour Deleuze, établir la carte d’une pensée ne revient pas à en fournir une vision unifiée, objective et organisée selon une suite qui permet d’en saisir les tenants et les aboutissants grâce à une représentation totalisante. La carte ne fait pas système (…), elle est ouverte, connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable. Elle a des entrées multiples, comme un terrier. » J’ai donc fait rhizome en connectant les champs de l’acrobatie à L’Abécédaire, pour rendre accessible la pensée par l’expérience immédiate et physique du corps. Deleuze se souciait de réinventer un style à la philosophie pour plus d’accessibilité. Je vois la possibilité de partager la philosophie par un autre médium.
Les corps circassiens s’emparent du verbe. Comment agite-t-on alors le corps pour que la voix sorte ? Comment la pensée peut-elle se saisir par l’image ? En trio / en duo / en solo, la pensée inspire également de l’espace, du relationnel. On se porte, on se pousse, la tête en bas, le cortex à l’envers. Nos pratiques se déplacent. On est en chemise, on enlève le pull et on agite ! Un trio masculin s’étonne : un acteur qui se voit porté ou encore deux circassiens qui s’adressent directement au public.
Du film, on prélève des micro-événements : des chorégraphies de mains - en gimmick - on s’amuse des claps, des dérapages de la vidéo, on synchronise, on extrapole, on invente des néologismes ! On crée ensemble des petits systèmes, physiques, relationnels. Sur le mot « résister » par exemple, on voit ce qui résiste et lâche. Pour le mot « désir », on travaille l’agencement collectif, on s’empile. Et puis on fait silence pour regarder une marche au ralenti qui suspend le temps. On prend le travail par le milieu, comme nous y invite Deleuze lui-même. Le trio finit par faire corps pour laisser comprendre la puissance de la philosophie.
Donner la sensation que l’expérience unique est en train de se faire, d’où la notion de performance. Créer une autre manière de dire. Notre page blanche de 6 mètres par 6 est structurée par des panneaux visualisant à l’horizontale certains mots de l’Abécédaire. Elle intègre une création sonore, contemporaine, organique où des échos de la voix de Deleuze réémergent parfois.
Notre Abécédaire acrobatique sera un acte de création joyeux, une promenade à inventer avec les spectateurs. Nous serons en devenir, ensemble, en un temps donné.
aline reviriaud